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19 juillet 2023

Quand la liberté d’expression sur la santé publique met en échec le dénigrement et la publicité trompeuse

L’application Yuka est une application mobile qui attribue une note et une appréciation aux produits de grande consommation en fonction de leur composition. En 2020, elle alertait les consommateurs sur la présence d’additifs nitrés comme conservateurs dans des produits de charcuterie, qualifiant les produits de « mauvais », « à éviter » ou contenant des « additifs à risque élevé ». Yuka proposait également aux consommateurs de signer une pétition « interdiction des nitrites/nitrates » lancée en novembre 2019 par Foodwatch et la Ligue contre le cancer.

Deux industriels dont les produits étaient visés, ainsi que leur syndical professionnel, ont poursuivi Yuka pour dénigrement, et pratique commerciale déloyale et trompeuse devant trois tribunaux de commerce qui ont tous condamné Yuka (TC Paris, 25 mai 2021 n° 2021/001119, TC Aix-en-Provence, 13 septembre 2021, n°2021004507, TC Brive-La-Gaillarde, 24 septembre 2021 n°2021F00036). .

En appel, la situation est radicalement différente : les Cours d’appel de Limoges, d’Aix-en-Provence et de Paris écartent le dénigrement et la pratique déloyale et trompeuse, en faisant primer la liberté d’expression protégée par la CEDH et la Charte des droits fondamentaux (CA Aix-en-Provence, 8 avril 2022 n°21/14555, CA Limoges, 13 avril 2023, n°21/00929, CA Paris, 7 juin 2023, n°21/11775).

 

La jurisprudence en matière d’articulation entre liberté d’expression et dénigrement

 

En matière d’articulation entre la liberté d’expression et le dénigrement, la Cour de cassation a rendu deux décisions de principe assez récentes (Cour de cassation, 11 juillet 2018, n°17-21457 et Cour de cassation, 9 janvier 2019, n°17-18350) selon lesquelles une information de nature à jeter le discrédit sur un produit peut constituer un dénigrement, sauf si l’information se rapporte à un sujet d’intérêt général, qu’elle repose sur une base factuelle suffisante et qu’elle est exprimée avec une certaine mesure. Alors la liberté d’expression prime sur le dénigrement.

S’il y a assez peu de jurisprudence sur le sujet, notons néanmoins la décision de la Cour d’appel de Paris (CA Paris, 27 mai 2020, n°RG 18/17257) qui avait utilisé ce test pour faire primer la liberté d’expression dans une action contre une publicité d’un grand distributeur qui annonçait supprimer de ses lingettes bébé un conservateur (le phénoxyéthanol) controversé mais autorisé par la réglementation européenne. 

 

Pourquoi un tel revirement dans l’affaire Yuka ?

 

Une appréciation factuelle de la controverse scientifique et de nouveaux éléments émanant de l’ANSES en 2022

En première instance, les Tribunaux de commerce saisis ont appliqué ce test au dénigrement allégué, et un raisonnement similaire pour la pratique déloyale et trompeuse. Il était assez clair que le caractère nocif des additifs en cause était un sujet d’intérêt général. En revanche, les Tribunaux de commerce ont considéré que l’existence de controverses et critiques bien documentées sur ces additifs, y compris au sein de la communauté scientifique, ne suffisaient pas à établir la base factuelle objective car ces additifs étaient autorisés par la règlementation européenne.

En appel, les Cours d’appel ont, au contraire, considéré que la base factuelle était suffisante et ont amplement listé les sources sérieuses (CIRC, INRS, INRAE etc.) sur lesquelles Yuka se fondait. D’autant plus qu’entre la première instance de 2021 et l’appel en 2023, l’ANSES a rendu en juillet 2022 un rapport confirmant le lien entre le cancer colorectal et la consommation de nitrites, et que Yuka n’a pas manqué d’en faire état. Les Cours d’appel ont donc jugé que Yuka pouvait alerter sur ce danger dans le cadre de sa liberté d’expression, sans commettre de dénigrement ou pratique commerciale déloyale ou trompeuse et, ce, même si les additifs en cause sont autorisés par la règlementation européenne.

 

 

On peut en conclure que la liberté d’expression gagne du terrain, et surtout que le fait d’être conforme à la réglementation ne suffit plus à écarter toute critique en se prévalant de dénigrement ou d’une pratique commerciale déloyale ou trompeuse. En revanche, la controverse doit être particulièrement sérieuse et émaner directement de la communauté scientifique et des autorités sanitaires, ce qui était bien le cas dans les affaires Yuka sur les nitrites et dans l’affaire précitée sur le phénoxyéthanol.

 

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